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— On pourrait se demander si nous ne sommes pas à Shanghaï ou à Canton, fit Bill Ballantine en s’apprêtant à régler un sort définitif à un « rouleau de printemps », tellement il y a de restaurants chinois à Bruxelles.
— N’oubliez pas le proverbe, Bill, dit Blackie Van Herp.
— Quel proverbe, Blackie ?
— Celui selon lequel là où il y a un Chinois, il y a au moins un restaurant chinois…
— Ça m’étonnerait si c’était Confucius qui avait dit ça, remarqua Morane qui venait d’avaler une gorgée de thé au jasmin.
Les trois hommes déjeunaient au Dragon à la langue de feu, pas loin de la place de Brouckère et de l’hôtel Métropole.
À l’hôtel, deux chambres avaient été retenues pour Morane et l’Écossais, et chacun avait trouvé dans la sienne des vêtements civils à leurs tailles. Une veste de tweed écossais grand format et pantalon ad hoc pour Bill. Un blouson de fine peau et pantalon de velours de bonne coupe pour Morane. Plus des chemises et des sous-vêtements également à leurs tailles. Ce qui avait fait dire à Bill qu’à la Patrouille du Temps on devait avoir leurs mesures. Ce renouvellement de garde-robe venait d’ailleurs à point car, après les péripéties mouvementées des Nuits de Rome et de Londres, les vêtements qu’ils portaient à l’origine s’en allaient en guenilles.
Ce qu’il venait d’apprendre de la bouche de ses deux amis n’étonnait pas trop Blackie. Il hocha la tête, profita que Bill était en train de faire un sort à ses « rouleaux de printemps » pour, sûr de ne pas être interrompu, expliquer :
— Bruxelles est une ville qui semble sans mystères, et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles on en a fait la capitale de l’Europe. En réalité, il n’en est rien. Le mystère, le secret est partout. Les promoteurs, les experts pot-de-vin ont certes touché à la cité en surface. Pourtant, à part peut-être pour la jonction Nord-Midi, ils n’ont pas touché à la ville souterraine, ce labyrinthe secret dont ils semblent avoir peur. Ce « Brüsel »[5] occulte, qui rampe sous la ville, avec ses rues, ses puits, ses hypogées et, peut-être, son peuple maudit. Son peuple de damnés, d’oubliés par l’Histoire. On n’ose abattre certains murs, sonder certains éboulis, dans la crainte de savoir ce qu’il y a derrière…
« Tenez… Je faisais toujours le même rêve… Mais était-ce bien un rêve ?… Une impasse près de la Porte de Louvain… J’ai oublié son nom… Peut-être ne l’ai-je jamais su… Peut-être n’avait-elle pas, n’a-t-elle pas de nom… Au fond de l’impasse, un mur qu’il me fallait escalader et au pied duquel, de l’autre côté, il y avait une grille que je franchissais pour me trouver dans une ruelle étroite. Un passage dans lequel je devais progresser de biais. Puis des venelles, des passages, d’étroits tunnels aux murs aveugles, sales, noircis… Et, finalement je débouchais près d’anciens bassins, creusés voilà des siècles. J’avais traversé la ville d’est en ouest… Mais avais-je vraiment rêvé ?… J’en ai toujours douté…
Bill Ballantine en avait fini avec l’un de ses « rouleaux de printemps ». Il fronça les sourcils, grommela :
— Z’êtes bien gentil, Blackie, mais cessons de rêver…
— Attendez, poursuivit l’erpétologiste. Il y a quatre mois, dans la rue de la Révolution, j’ai trouvé une impasse. J’étais bien réveillé, j’en suis sûr… Au fond, une grille et, au-delà, des arrières de maisons, avec des portes, des perrons, des jardins pleins de grands arbres… et pas le moindre signe de vie… Eh bien…
— Eh bien ? fit Morane, qui s’expliquait toujours, lui, avec son thé au jasmin.
— Eh bien… Par curiosité, j’ai consulté des plans, le cadastre… Pas de traces de cette rue, de cette impasse, de ce quartier avec des jardins, ces maisons, ces arbres… Ils n’existaient plus… Ou ils n’avaient jamais existé… Ou…
— Ou ils appartenaient à une autre dimension, poursuivit Morane. Trop facile, Blackie… Trop facile…
— Hé, comment ! jeta Bill. Faut être honnête… Comme si les autres dimensions, on ne connaissait pas par expérience !
Mais Blackie était lancé. Il avait enfourché son dada. Plus moyen de l’arrêter.
— Et la rue Isabelle, souterraine, qui court sous la place Royale ? On l’a déblayée, avec quelques passages qui s’y emboîtent. On l’a même ouverte au public. Mais, au fond de certains de ces passages, il y a des murs éboulés qui les changent en culs-de-sac… Qu’y a-t-il derrière ces murs éboulés ?… C’est comme si on n’avait pas envie de le savoir… Et, porte de Louvain, un jour, lors de travaux, on a trouvé, comme sertie dans la pierre, une main. Oui, une main, toute seule avec, à son doigt, une bague sertie d’une pierre noire, une intaille, blasonnée d’un blason du XIe siècle… Brüsel… C’est là que se trouvent les portes, closes pour le vulgaire, de Brüsel, la ville souterraine, la ville oubliée… Et qui l’habite ?… Des fantômes ou des êtres vivants, comme vous et moi ! Il paraît que la nuit on entend des voix… Brüsel… Des artistes l’ont décrite, dessinée… Avec précision… Trop de précision… Peut-être qu’ils y sont allés…
Bill Ballantine frappa du poing sur la table. Pas trop fort.
— Assez, Blackie !… Vous allez finir par me fiche la pétoche !
— Et Bill digère mal quand il a la pétoche, fit Morane en riant.
— Ça, c’est vrai, commandant ! approuva le colosse. La pétoche ! Y a qu’un grand godet de Zat 77 qui m’la fait passer…
Bob Morane redevint soudain sérieux. Il interrogea :
— Et est-ce que vous pensez, Blackie, que cette cité souterraine, Brüsel comme vous l’appelez, et si elle existe, pourrait avoir un rapport quelconque avec l’Ombre Jaune ?
— Et moi, Bob, fit Blackie, je vous demande si cette ville souterraine, ce ne serait pas pour lui, justement, un terrain de chasse rêvé ?…
*
* *
Quatorze heures trente. Il faisait un soleil trop chaud pour l’automne avancé. On était en octobre. Un soleil et une température consécutifs au réchauffement de la planète. Bob Morane, Bill Ballantine et Blackie se retrouvaient au-dehors. Repus, mais inquiets. Bob et Bill surtout. Ils venaient de crapahuter à travers les siècles. La Rome antique. Londres aux temps victoriens. Avec, sans cesse, à leurs trousses, ou les gladiateurs de Catilina ou les dacoïts de l’Ombre Jaune. Qu’allait-il leur arriver à présent, dans cette capitale de l’Europe trop calme ? On n’était pas agents de la Patrouille du Temps sans s’attendre à tout moment à ce que le danger ne vous tombe dessus. Surtout quand l’Ombre Jaune et ses sicaires sont censés rôder dans les parages. Restait à savoir d’où viendrait ce danger, et quand… Tout ce qu’ils savaient, c’était que le commissaire Magerman, de la 1ère Division de Police, avait signalé à Blackie Van Herp la présence, dans le quartier Nord, d’inquiétants Asiatiques auxquels jusqu’alors on n’avait cependant rien à reprocher.
Tout se passa très vite. Les trois hommes venaient de quitter le Dragon à la langue de feu, et ils débouchaient sur le boulevard Adolphe Max pour aller dans la direction de l’hôtel Métropole, quand une géante se dressa devant eux. Bien balancée mais d’un format extra-large. Un corps de lutteuse de foire dans un complet veston-pantalon en tweed vert épinard. Un beau visage mais un peu trop bonasse. Une chevelure rousse à faire pâlir d’envie un soleil couchant. Rapidement, Bob Morane l’évalua. Pas loin du mètre quatre-vingt-dix et dans les quatre-vingt-cinq kilos… Catégorie poids lourd… À mettre entre quatre rangées de cordes…
Mais c’était à Bill Ballantine que l’inconnue – qui ne devait pas le rester longtemps – en voulait. Elle se jeta à son cou avec toute la délicatesse d’une éléphante énamourée.
— Bill !… Bill !… C’est gentil d’avoir donné rendez-vous à ta petite cousine favorite…
— Donné rendez-vous ? s’étonna le géant.
— Oui… oui… ta carte… Tu te souviens, j’espère ?… Déjà, à l’école, tu avais mauvaise mémoire… Il paraît que tu n’as jamais réussi à apprendre la Chasse au Snark par cœur…
La carte… La carte postale ! Bill se souvint de ce que, plus d’un siècle plus tôt, c’est-à-dire la veille, Jason Donovan lui avait dit au sujet de cette mystérieuse carte postale.
— Boadicée ? fit-il.
Le dragon femelle approuva :
— Oui, Boadicée, ta cousine… Il semble que tu ne me reconnaisses pas… C’est vrai qu’il y a si longtemps… Tu étais en terminale. Moi, j’étais encore toute petite…
« Elle non plus n’a jamais été toute petite », pensa Morane, qui préférait laisser venir. Jason Donovan avait parlé de Boadicée et de cette carte postale qui lui aurait été envoyée par Bill. Et, à présent, cette Boadicée faisait son apparition et parlait de la même carte postale. D’où l’impression que les choses se mettaient à bouger. Il ne restait plus qu’à attendre la suite.
Ladite Boadicée continuait, toujours en parlant directement à son « cousin » :
— Tu sais, Bill, que toute petite je disais déjà que je voulais t’épouser… Tu ne crois pas que le moment serait venu ?
L’Écossais se montra embarrassé, affronté à un danger qu’il n’avait jamais prévu : le mariage – lui, célibataire endurci. Et puis, son type de femme, c’était une petite brunette, mignonne comme tout, d’à peine cinquante kilos, et pas le genre lutteuse poids super lourd.
— Nous marier, marmonna-t-il… On est cousins par les germains, Boadicée… Faudrait une dispense, peut-être difficile à obtenir…
— Mais pas impossible, Bill, insista Boadicée. Je suis une McGuiliguidi par ma grand-mère, et il y a un McGuiliguidi qui siège au Parlement et…
C’est à ce moment qu’un diable jaillit d’une boîte. Une diablesse plutôt qui, jusqu’alors, se cachait derrière l’imposante cousine.
Une fillette de douze à treize ans. Mignonne comme un cadeau de Noël. Pas petite, pas grande non plus. Des jeans moulants, au bleu délavé, des santiags. Un T-shirt portant, inscrit sur la poitrine, la devise : « McCartney for ever ! ».
Et, par-dessus tout, un blouson Carnaby bardé de slogans mettant en danger toute la civilisation occidentale. Quant au visage…
Bob allait s’exclamer :
— Lin !
Mais la mignonne ne lui en laissa pas le temps, car elle s’était adressée, elle aussi, à Bill pour se présenter :
— Et moi, c’est Sheryl… Sheryl McGuiliguidi, la petite cousine de Boadi… Bien sûr, tu ne me reconnais pas, Bill… J’étais presque pas encore née quand tu t’es mis à courir le monde…
Aucune réaction de Bob Morane et de Bill Ballantine. Qui se contentèrent d’échanger un regard.
Qui était derrière tout ce carnaval ? L’Ombre Jaune ?… La Patrouille du Temps ?… Ou ce mystérieux Li-To-Mo-Si, ou Hou-Tsoung-Kovo, le Tigre de la Chine, arrivés dans tout ça, venus on ne savait d’où en la personne de la non moins mystérieuse petite Lin, devenue pour la circonstance Sheryl McGuiliguidi ? Toujours aussi mignonne mais d’autant plus énigmatique.
Pour le moment, ce qui comptait pour Bob Morane et Bill Ballantine, c’était que, de toute évidence, les événements s’enchaînaient. Tout au moins en apparence…